15 Aout: Matin du deuxième
jour. Trajet en train où je fais connaissance avec Jean François,
directeur de la filiale frenchie d'une boite japonaise, habitué des croisières
et en formation "chef de bord". Puis Catherine, François
et Arnaud. Catherine, journaliste presse économique. François et
Arnaud, étudiants en médecine, fin de cycle. Arrivée
à Brest, Jean-Yves, le chef de bord. Le capitaine du navire, quoi. Du navire
et de son équipage de bras cassés plein de bonne volonté:
Arnaud et moi sommes des 100% "bleusaille", prompts au "C'est quoi?",
"Ca s'appelle comment?", "Comment on fait?". Nuls, mais concernés.
François et Catherine sont les équipiers de base. Deux mousses,
deux équipiers, et deux marins. Je pense que la cohabitation ne posera
de problèmes à personne: on s'entend globalement bien, on est attentifs
et on a le sens de l'humour. Après avoir dévalisé la
grande surface locale, on appareille enfin. Pas question de gagner Ouessant contre
les courants, il est tard, et J.Y. a opté pour "Camaret sur Mer".
il s'agit juste de passer le goulet
de la Rade de Brest et de s'approcher un peu de la mer. J.Y. me catapulte
à la barre. J'apprécie beaucoup le soin qu'il a de m'apprendre un
peu. je m'applique. En approchant du goulet, une rafale de vent a presque couché
le "Pépette" (Firts 38, 11,50 m. long). J'ai eu la bonne idée
de ne pas trop lutter, le laisser lofer tout seul et se déventer un peu.
Les réflexes seraient-ils encore là? Impressionnant tout de même.
Devant la houle qui s'engouffrait dans le goulet, j'essayais de savoir si la navigation
me faisait plaisir ou me terrifiait. Je crois bien qu'elle me terrifiait, et je
me suis remémorée mes premières années d'équitation
où, bien que passionnée, mes mains ont longtemps tremblé
en débouclant le licol au début de chaque leçon. Il faut
laisser faire l'expérience, laisser venir le vécu... J'étais
chargée de tenir le livre de bord, et j'expérimentais chaque fois
mon aptitude à entrer dans la cabine sans être malade... Jusqu'ici
ça va!!! J'aimerai bien savoir où est l'Angleterre. Aujourd'hui
au programme, départ 11h30 avec courants favorables. 20 heures de navigation
pour traverser la Manche et les Iles Scilly. Le temps est gris et bas. Breton,
dans sa version "sans crachin"... Vingt heures de mer.... Je crois que
je vais charger l'appareil photo et aller gambader un peu dehors. (Les
équipiers, le bateau, le voyage....) -Attention,
c'est lourd à charger- 17 Aout: Grand soleil sur
le pont: Catherine lit le seul et unique Lucky Luke du bord et Arnaud se passe
de la crème solaire. JeF et J.Yves dégrippent un truc dans le cockpit.
François nous a abandonnés hier soir. Au départ de
Camaret (je ne sais plus si c'est il y a un ou deux jours), les conditions promettaient
d'être idéales: vent moyen de travers, qui allait nous porter droit
vers les Iles Scilly... En fait, il apparait vite que le vent nous fait un peu
défaut, et plus tard se mette presque sur notre cap. En attendant, le bateau
flottait comme un bouchon sur une molle houle de plusieurs mètres. Certains
estomacs sensibles n'y ont pas résisté. J'ai
vomi en premier avec une étonnante facilité. Ca allait beaucoup
mieux ensuite. Peu de temps après, Arnaud. Ensuite, François.
Arnaud et François ont été déclarés inaptes
aux quarts par la partie vaillante de l'équipage: JeF et J.Yves. Les deux
gonzesses: barbouillées, mais opérationnelles. 
Les
quarts de nuit (3 heures de veille + 3 heures de sommeil, et on recommence) se
révélèrent sublimes, malgrès une avancée au
moteur pour garder le cap vers les Scilly, face au vent. On est rien au milieu
de tout: la mer et l'espace. Avec un tout petit bateau qui se traine et se faufile
entre deux cargos. A la barre, un équipier
en fin de quart: plus très frais et qui regarde sa montre.... Dormi.
Debout. Deuxième quart de 23h à 02h. Avec JeF, on tchatche. il a
une vie plutôt interessante, c'est quelqu'un qui se bouge. Avec J. Yves,
c'est plus silencieux. Je barre, et il règle les voiles (quand on est pas
au moteur) et fait les points. Il est chercheur au CNRS, avec la foi et le moral
inébranlable des chercheurs en recherche fondamentale. Dormir. Debout.
Le bateau est différent, je le sens en mettant pantalon, veste de quart
et harnais: on a plus cette sensation de bouchon de canne à pèche,
qui dodeline de droite et de gauche. J'en conclus que le vent a du se lever, et
que le bateau brise enfin la houle au lieu de la subir. Et effectivement.
Le bateau marche du tonnerre sous la Voie Lactée, et bondit souplement
à chaque rafale. Un vrai bonheur. A la fin de mon quart, la cote d'Angleterre
est en vue, mes yeux se ferment tout seuls. Ce que l'on voit s'appelle "Lands
End", la version british du "Finisterre"...! Il est 08 heures. Dormir.
Babord amure, calée contre le sac d'Arnaud. Réveil. Bruits
de winches et de pieds. On vire pour regagner les Scilly, que la direction du
vent ne nous a pas permi de conserver dans le cap. Je me cale dans l'autre sens,
contre le bord de la couchette. Tribord amure. Dormir. J'ai
froid aux pieds. Dormi
6 heures, car Arnaud est redevenu opérationnel et a pris le quart suivant.
François, le seul des quatre "nauséeux" qui ait refusé
de prendre un petit "schnaps" d'homéopathie, a passé la
nuit à dormir sur le pont, et parfois à vomir. 14 heures. Il
y a du soleil qui passe par les hublots. J'entend qu'ils sont tous sur le pont.
Je n'ai plus froid aux pieds, j'ai bien chaud, et j'envisage d'émerger.
J'étais en train de m'étirer quand Arnaud est venu me chercher pour
me dire qu'on arrivait en vue des Scilly. 
Sur
le pont, au moteur. Vent de face. J'ai un peu honte pour notre voilier, même
au point d'avoir envie de tirer des bords pour le fun, pour entrer dans
les Scilly comme un voilier digne de ce nom. Arnaud en a marre et François
est toujours malade. On a fait un monstrueux bord de pré de 26 heures...
+ moteur... On attrappe une bouée au port de St. Mary's et on bouffe oeuf-bacon.
P'tit dej' anglais à ... 17 heures, heure française!! François
a décidé de nous quitter, il n'a pas envie de passer deux semaines
à en chier. J. Yves fait un peu la gueule: il est malheureux de perdre
ainsi un de ses matelots... Ce matin, il faisait
un temps de merde, mais là, c'est en train de se lever. J'ai encore la
nausée. saloperie. J'ai insisté pour prendre la cabine de devant,
espérant que l'endroit le plus secoué du bateau aiderait mon oreille
interne à se blaser plus vite... J'ai repris de l'homéopathie. Ca
va mieux, quoi qu'en pensât François. 18
Aout: Deuxième jour coincés à St. Mary's. Hier,
il était prévu de joindre Trescot pour aller visiter le jardin botanique.
Mais à l'heure du repas, Catherine s'est sentie mal. Puis elle est partie
dans une inquiétante crise d'angoisse. Crise de tétanie ou de spasmophilie,
a dit Arnaud, notre étudiant médecin. "J'ai peur. J'ai peur
de mourir." a-t'elle dit... Inquiétant. Elle a fini par s'en remettre,
mais nous étions tous suffisemment inquiets à son sujet pour décider
de ne pas prendre la mer. Nous sommes donc descendus marcher un peu, faire le
chemin des bastions de l'ile, entre lande, canons et côte rocheuse battue
par les vents. Jardins anglais pleins de plantes incroyables et pub douillet. Nous
avions décidé de partir ce matin pour Milford Haven (Ecosse, je
crois), mais cette nuit, le vent c'est levé, et, de ma cabine de proue,
j'ai été réveillée par le bateau qui s'énervait
autour de son amarre. Ce matin, il s'est avéré que ce que j'avais
entendu était bien le bruit d'une amarre qui se brisait. Sans l'amarre
de sécurité, nous aurions perdu le bateau. En se levant, Jean Yves
a joliment dit que "le bateau avait navigué toute la nuit", changeant
de bord et se jetant sur son coffre. Jean Yves, précautionneusement,
a sondé son équipage pour savoir si il était partant pour
une "nav'" dans ces conditions. Les trois "sensibles", Catherine,
Arnaud et moi, nous sommes regardés, et sans hésiter avons répondu
partants.... Mais en montant sur le pont pour dégonfler l'annexe, J.Y.
a finalement révisé son jugement: 34 noeud de vent (dans le port!),
et impossible de savoir si cela ne va pas forcer... Rongeant son frein comme
le bateau son amarre, l'équipage lit.Le vent hurle en permanence, et, entre
deux rayons de soleil, la pluie crépite comme du sable sur le cockpit...
Pépette roule, bondit et tremble sous les coups de boutoir des vagues,
mais plus personne n'a l'oeil vitreux de celui qui a la nausée. Commencerions-nous
à être "amarinés"? 19
Aout: Pépette au moteur, deuxième. Les vents écossais
sont décidément bien contrariants. De face. Et pas beaucoup. Enfin,
je veux dire: pas beaucoup de vent, mais beaucoup de face!... Comme dirait JeF,
on va aller se plaindre à l'Office du Tourisme.... Heureusement,
le soleil est là pour récupérer le coup. Les oiseaux, d'étranges
poissons qui agitent leur nageoire dorsale à la surface de l'eau, et une
courte apparition de dauphins en chasse qui n'on malheureusement pas daigné
jouer avec le sillage du bateau... Ce matin, Jean Yves avait dit que c'était
"une journée à dauphins". Ce sont les premiers que je
vois. J'ai perdu mon bouquin, alors je comtemple. C'est plein d'eau. On a
vraiment l'impression d'un autre continent solide sur lequel on se déplace.
on a tendance à oublier la troisième dimension pour ne plus voir
que cette surface à l'infini, qui ondule en autant de vallons et de crètes. ...
Aout: Pépette sous voiles. toujours bien plus majestueux que Pépette
à moteur.
Swansey s'éloigne derrière nous, la mer est belle, le vent favorable
(une fois n'est pas coutume), et je crois que j'ai définitivement perdu
la notion du temps. Nous sommes arrivés
à Swansea hier après midi, en provenance directe des Iles Scilly,
initialement prévus pour rejoindre Milford Haven, mais déviés
en cours de route pour cause de vent à l'esprit de contradiction fortement
prononcé. 22 heures de navigation (voile/moteur...) pour un peu plus de
150 miles nautiques, je crois. J'avais pris le quart de 02h30 - 05h30,
et, comme je l'espérais, les étoiles, la Voie Lactée, Pépette
à voiles dont les ailes sombres cachent le ciel étaient bien au
rendez-vous. Heure et demi de quart avec Jean Yves à tchatcher de l'avenir:
sa retraite, mon job... A un moment, il me touche le dos affectueusement. Je reste
stoique. Il recommence et me demande: "tu aimes?". J'ai répondu,
un peu fraiche que "je m'en foutais". Il n'a pas insisté. Non
mais. Etrange homme marié à 4 ans de la retraite et tellement dragueur.
Etrange. Pas vraiment choquant, mais certainement déroutant. Définitivement,
je n'aime pas qu'on me tripote sans autorisation. Le silence se fait. Etoiles,
phares, vert du tribord, rouge du babord. Les glou-glous de Pépette et
le cap à tenir. Un glou-plouf. Pas un glou-glou, mais un glou-plouf.
Dauphins. Trois ou quatre. Ils jouent dans l'étrave comme ceux que l'on
a vus à la tombée de la nuit. Car nous en avons revu à la
tombée de la nuit. Parfois, ils roulent sur le coté pour regarder
le bateau (et ses passagers, peut-être), et on voit alors leur ventre blanc.
La nuit, c'est comme phosphorescent. Un ventre qui passe, en tandem avec un autre,
l'écume d'un bond et un aileron qui brille. Cela dure une dizaine de minutes,
comme un bonjour de voyageurs, et ils reprennent leur route. Une heure et
demie avec JeF. A raconter tantôt des choses idiotes, tantôt des choses
très sérieuses. Avec du silence aussi, juste ce qu'il faut. Je l'apprécie
beaucoup. Certainement je l'aurais peut-être même un peu dragué,
si il avait été célibataire. Dormir. Jusqu'à
plus sommeil et jusqu'à plus froid: il n'y a plus qu'un quart pour Catherine,
Arnaud et moi, maintemant que nous sommes tous opérationnels ("amarinés"!),
et je me réveille en début d'après midi, la gueule dans le
paté et dans un rayon de soleil qui passe par les hublots de Pépette.
Swansea en vue. Grand soleil: sommes nous réellement au pays de Galles??
Avec JeF, nous avions revu des dauphins à trois reprises, après
concertation des différentes équipes de quart, c'est en tout presque
dix escadrilles qui ont salué le bateau au cours de la nuit. Avec à
chaque fois la même émotion au rendez-vous. Avec en plus, tout à
fait personnellement, cette sensation que tout n'est pas perdu, que la Terre est
encore belle et sauvage, malgrès les discours catastrophistes des médias...
et des professeurs d'université. Nous sommes à deux doigts de l'an
2000, sur une planète soi-disant saccagée, et en traversant la Mer
d'Irlande par une nuit calme, on croise un groupe de dauphins toute les deux heures!!!! Catherine
et moi nous extasions sur les sanitaires de la marina de Swansea. Incroyables
anglais, je comprend pourquoi les français passent pour des gens sales:
c'est tout juste si les robinets ne sont pas plaqués or...!!! Le seul inconvénient,
c'est que les WC et la cabine de douche ont une fâcheuse tendance à
prendre du roulis: nous avons le mal de terre..................... Le
lendemain, JeF et Catherine ont pris le train pour Londres, puis Paris. ils ne
restaient qu'une semaine. Ils vont me manquer. J'adorais JeF et sa fiabilité
pleine d'humour. Je m'entendais avec Catherine comme deux femelles de bonne composition
peuvent le faire: une cohabitation sans heurts, avec du respect, de l'humour et
un peu de complicité, sans attaches ni affinités. Un dénommé
Patrick, en formation "chef de bord", devait venir compléter
l'équipe diminuée presque de moitié, mais nous a fait faux-bond:
Jean Yves, le seul compétent, reste donc seul avec les deux "bleus",
Arnaud et moi. Difficile de dire ce que je ressent à leur égard.
Sans doute la semaine qui nous reste me permettra de mieux les connaitre, mais
le départ de Catherine, élément féminin équilibrant,
et de JeF, élément masculin attachant, laisse pour moi un grand
vide à bord de Pépette. 
Nous
avons repris la mer (belle - encore du soleil) cet après midi, et la baie
de Swansea (avec sa marina très british, ses écluses, ses toilettes
mouvantes et sa douche hebdomadaire salvatrice pour nos narines) s'éloignent
derrière nous. Direction Padstow, cap 220, 60 miles. ... Aout:
Pépette à voiles dans la brume et sous la pluie britannique. Quelque
part entre Falmouth et Salscombe. Nous sommes passés à un demi
mile nautique d'un phare sans pouvoir le voir. L'ambiance à bord s'est
sérieusement dégradée: Arnaud en veut à Jean Yves
de nous faire faire des navigations aussi longues; Jean Yves en veut à
Arnaud de critiquer sans cesse ses décisions. Moi, je trouve Arnaud
gentil, mais parfois un peu pantouflard et geignard (quand je suis fatiguée,
cela m'agace), et Jean Yves a persu ma confiance. Je me suis aperçue qu'il
nous mentait. Déjà, en route pour les Scilly, à François
et Arnaud qui demandaient entre deux haut-le-coeur si on avait bien fait la moitié
du chemin, il avait répondu "oui, oui". Incrédule, je
m'étais tournée vers JeF en lui demandant "mais, on est pas
plutôt à peine qu'au quart du trajet??" (car c'était
mon sentiment), et JeF avait silencieusement acquiescé, mi-amusé,
mi-surpris par la réponse de Jean Yves. J'avais cru à un évènement
ponctuel. Mais en fait, il s'avère qu'il pratiquerai couremment ce genre
de "bobard": en partant de Swansea à 16 heures, il nous avait
dit "on va arriver juste avant la tombée de la nuit". Le bateau
a bien navigué, sur une mer peu agitée et sous une lune à
demi-pleine. En cet équipage réduit, nous faisions des quarts
d'une heure à barrer, une heure sur le pont, une heure à dormir.
Le vent c'est levé, la mer aussi. Nous avons pris deux ris, puis un troisième.
Pépette faisait de monstrueuses embardées sur les vagues, atterissant
parfois avec le fracas épouvantable du navire qui se prend pour une baleine
qui joue. Il y avait de l'écume autour. En repos, quand j'avais du mal
à m'endormir, j'entendais Arnaud qui citait l'anémomètre
en criant avec inquiétude "35 noeuds!!". il avait peur que le
bateau ne fut couché par le vent. A la barre, c'était un jeu:
lofer un poil pour gravir la vague, abattre tant que l'on est encore sur la crête
pour prendre toute la descente en surf. Sept tonnes de bateau en glissade... Et
on recommence. Un vrai bonheur. Peut-être
suis-je trop confiante mais moi, j'étais au contraire persuadée
que seule une montrueuse lame de travers aurait pu étendre le mat de Pépette
à l'horizontale. Un quillard n'a décidément rien à
voir avec un catamaran et Pépette est digne de confiance, c'est un objet
fiable. A un moment, Arnaud et Jean Yves étaient dans le cockpit, l'un
à dormir et l'autre à faire le point. Seule sur le pont, rodée
au surf sur vagues, je me suis mise à chanter "Down inthe valley to
pray", cette chanson des travaux de longue haleine, qui nécessitent
calme et constance dans l'effort (je me souviens l'avoir chantée mainte
fois sur le dos de la jument folle Coqueluche, lorsque je lui réapprenais
à marcher au pas en extérieur). Je ne suis pas sûre des paroles
de cette chanson, qui parle de dieu et de prières, mais peu importe, la
mélodie est belle, délicieusement répétitive, et infinie. ...
Aout: Salscombe. Nous étions arrivés en vue de Padstow,
deux jours plus tôt, sur le coup de deux heures du matin, la nuit tombée
depuis bien longtemps, contrairement à l'annonce de Jean Yves. Dans la
tempète, Jean Yves ne voulait pas s'aventurer dans ce lieu de mouillage
inconnu, par cette mer. Arnaud a fait un coup de calgon: non, il ne voulait pas
continuer vers Falmouth et ses 20 heures de nav' en plus ou pas loin, que nous
étions à bout, qu'il fallait absolument tenter le mouillage. Moi,
je ne disais pas grand chose, car je n'avais pas eu le temps, entre heure de quart
et précieuse petite heure de sommeil, de me pencher sur la carte marine
et me faire une idée des dangers encourus par la résence d'un rocher
à l'entrée du port. J'estimais que Jean Yves et son vécu
maritime avaient seuls tous les éléments nécessaire à
la prise de décision. Si il fallait continuer, c'est sûr, nous allions
en chier, mais ce serait sûrement la solution sage. Comme on
voyait le phare d'entrée du port et que Arnaud le faisiat vraiment trop
chier, Jean Yves a fini par céder. Nous avons mis le cap sur le phare et
les lueurs de la cote. Accalmie due à la protection des falaises. Arnaud
s'exclame qu'il voit une lumière rouge et une verte, pointant son doigt
vers babord. Je regarde et fais appel à toute mon objectivité lorsqu'il
me prend à témoin avant de dire ce que je vois: des lueurs de villes,
dont une un peu plus orangée et une un peu plus blanche, mais certainement
pas de balises colorées. Il insiste le bougre, et je scrute l'encre de
la mer, des falaises et du ciel devant nous jusqu'à déceler une
balise, droit devant. On tient le bon bout, je suis les instructions des balises
et de Jean Yves, les yeux rivés tantôt sur les lumières, tantôt
sur le profondimètre. Jean Yves dit des trucs contre le vent. je lui demande
de répéter plus fort. Je parviens à avoir le message. Puis
il redit un truc, toujours me tournant le dos. Je lui crie de me regarder quand
il parle, sinon, je n'entends pas, avec le vent. il récidive. Là,
je m'énerve. Je suis fatiguée, tout le monde est fatigué,
je tiens la barre, il doit me donner des instructions claires et précises
pour ne pas foutre Pépette dans les caillasses, et lui, il parle au vent...
La crise. LA CRISE. 
On
finit par atteindre notre lieu de mouillage, qui n'est plus très protégé
par les falaises. Je suis chargée de la manoeuvre moteur pendant qu'ils
se battent avec les deux encres. Je crois bien que les deux seules fois où
j'ai vraiment peur, c'est quand ils sont tous les deux à faire les singes
sur le pont dans la tourmente pour prendre des ris ou affaler les voiles, et cette
nuit là, quand, une première fois, l'encre ne s'est pas accrochée
et que le vent nous poussait vers cette satanée balise rouge. Leur hurlant
la distance à la balise, j'attendais l'ordre salvateur de remettre les
gaz. qui a tout de même fini par venir. En avant, toute. Durant cette nuit,
Perkins, le moteur de Pépette, est devenu mon ami: mouiller, ça
ne tient pas. Récupérer les encres.Mouiller, ça tient, mais
nous avons été déporté à un endroit ouù
il n'y aura plus assez de fond à marée basse. Récupérer.
Mouiller. Ca tient. C'est bon. Il est deux ou quatre heures du matin. Etions nous
sencés arriver avant la tombée de la nuit? Le lendemain, départ.
Le site est superbe. des plages de sable fin et blanc. Des monts verdoyants qui
plongent dans la mer. Et tous les anglais dehors sur les plages, par ce temps
blafard mais sans pluie.
Décollage immédiat pour la marina de Falmouth. Arrivée prévue
avant la nuit. Je n'y crois pas. Que Jean Yves n'aime que la navigation et pas
trop la visite de villes, que les "grosses nav'" soient son trip, je
n'y vois pas d'inconvénient. Mais qu'il nous mente au sujet des durées
de navigation, je trouve que c'est un manque de respect choquant. Nous ne sommes
pas des enfants (et encore, même à des enfants, je ne raconterai
pas ce genre de conneries), ni des schtroumfs à qui le grand schtroumf
dit "Non, non, plus très loin....". Nous avons bien marché.
Nous sommes arrivés à la marina à 06 heures le lendemain
matin. Je respecte ses choix et se compétences de chef de bord; mais, humainement,
il a perdu la confiance que j'accorde spontanément à chaque personne
compétente. Ses indications d'horaires me traversent comme du vent. Son
humour linéaire, infailliblement basé sur le cul, me laisse de glace.
Non, je n'irai pas prendre ma douche avec lui; oui, je dormirai encore seule ce
soir; non, il ne me consolera pas si j'ai le vin triste... Je lui ai dit que je
ne me laissais pas consoler par n'importe qui. presque vexé, il s'était
exclamé qu'en deux semaines, il n'avait même pas réussi à
devenir "quelqu'un" à mes yeux. ce n'est pas une question de
temps, c'est une question de consistance. Stéphane, Frédéric,
sont devenus des gens importants en quelques heures. Par eux, à la rigueur,
un jour, j'accepterai du réconfort dans ma détresse, mais certainement
pas par un vieux dragueur qui a conservé son comportement de jeune homme
à qui pas une nana ne résiste!!! Un peu de distance, donc,
entre Jean Yves et moi, et parfois même, les jours de grande fatigue, un
peu d'agacement. La même chose à l'égard d'Arnaud et de ses
ondes négatives. Ce retour est pour lui une corvée. Entre Jean
Yves et Arnaud, c'est plus grave. Il commence à y avoir sérieusement
des étincelles. Hier soir (il faut le noter, comme annoncé par Jean
Yves), nous sommes arrivés de Falmouth à Salscombe dans la brume
et bien avant la nuit. Apéro et repas (à base de riz, pour changer
des pâtes...beuh...), où les deux parlent fort et sont tous les deux
aussi catégoriques... Sur des conneries, en plus: l'un essaye de dire à
l'autre que le lait frais a un goût plus fort que le lait UHT, et l'autre
n'accepte pas la notion de "force" de goût... Je me dis qu'ils
doivent avoir chacun un coup dans le nez (l'un au whisky, l'autre au pastis-fraise)
pour parler aussi fort de telles conneries, tout en me sifflant un petit planteur...
Il fallait bien que l'abcès crève, et la soirée a terminé
avec Jean Yves reprochant à Arnaud sa préciosité et son esprit
de contestation imbécile et Arnaud lui disant: "Arrètes, tu
as trop bu, tu me saoules!!". Je ne crois pas que mon humour quelque
peu émoussé par la fatigue et le peu de complicité avec mes
compagnons de voyage puisse faire quoi que ce soit pour la situation. Je demeure
donc spectateur, me demandant jusqu'à quel sorte de paroxysme les relations
entre trois individus en promiscuité peuvent être amenées... Hier
soir, Jean Yves m'a demandé si il était possible de lire mon carnet.
Sans aucune hésitation, j'ai répondu un "non" catégorique,
que ce n'était que pour moi, sous-entendu trop personnel. Après
coup, j'ai réfléchi et trouvé l'aventure tentante: après
tout, ce que j'écris, c'est leur histoire autant que la mienne, et pourquoi
écrire si ce n'est pour être lu? "Ecrire, c'est une manière
de parler sans être interrompu", mais la question est maintenant: est-ce
que je désire être mon seul lecteur? Et ils m'ont posée encore
ce soir fort justement la destinée d'un tel écrit... Le souvenir,
puisque tel est mon leitmotiv, mais pourquoi ne pas y ajouter autre chose?
Pourquoi pas? Ma seule crainte est que la perspective d'être lue (à
fortiori par des acteurs de l'histoire!) change ma manière d'écrire.
On pratique toujours une sorte d'autocensure, de correction moralisatrice, lorsque
l'écrit est destiné à être lu. Mais ils ne peuvent
cependant, quoi qu'il arrive, changer ce que j'ai déjà écrit,
et si donné à leur pature ils y trouvent un jugement sur eux qui
prend le risque d'être totalement subjectif, j'espère qu'ils auront
la présence d'esprit de ne revenir ni sur ce qu'ils ont lu en le rattachant
à ma personne (ce qui me parait difficilement envisageable), ni sur leur
comportement, qui n'appartient qu'à eux comme le mien n'appartient qu'à
moi. Lira, lira pas? Lecteur, pas lecteur? (Note
à postériori: le lecteur -!!- pourra considérer que j'ai
repondu à leur, et mes questions!!!.....On peut même ajouter que
suite à la première mise en ligne du site -et donc du carnet- et
à un mail leur en faisant part, tous ont totalement coupé les ponts
à mon égard....) ... Aout: Hier, traversée
sans histoires de Falmouth à Aurigny (Alderney). Vent presque arrière,
au "grand largue" selon l'expression ad hoc, Pépette filait sept
noeuds sur une mer peu agitée. Le beau temps aidant, il semblait que chacun
avait mis de l'eau dans son vin: comme il faisait beau, que la nav' était
facile et courte, Arnaud n'avait pas de raisons de se plaindre, et par conséquent,
Jean Yves pas de raisons de s'énerver. La traversée a donc
été sans histoires, de cargos en phares, en passant par un voilier
et un bateau-phare geignant sa sirène au milieu de nulle part. Désert
hormis les goélands. Pour moi, cela sent très fort la fin du
voyage. L'aventure est semble-t'il consommée et mon esprit parle déjà
de ce qu'il me faudra faire une fois rentrée à Fontenay. Du voyage,
je garderai cette irrésistible envie de repartir , ce sentiment que tout
est possible, qu'il y a tant de surprises, d'émerveillement offerts à
ceux qui se plient à ses tourments, tants humains que matériels. ...
Aout: Fin du voyage. Une pomme piquée sur le bateau avant de partir
m'a servi de petit déjeuner et a remédié à mon haleine
que je sentais digne de celle d'un chacal en pleine digestion. Le train est presque
désert. Je me remémore... Les fous de Bassan qui passent
comme des Concordes au milieu de la Manche, le plongeon d'un aileron de dauphin
sous l'étrave, quelques heures de quart dans la nuit et un gigantesque
continent liquide. Fin du voyage? 
|