Le ciel couleur métal?
- Partie UN -
Sore
jette un œil aux barres grises alternes des escaliers, surplombées par
le gris homogène du ciel.
Il
a gravi dix marches avec détermination puis c'est arrêté là, devant
la dizaine restante, brutalement assailli par les images et les sons.
Les images et les sons associés à ce commissariat qu'il sait être là-haut,
au bout de l'esplanade. Aucun doute là dessus : puisque Jientaek l'a
appelé, c'est bien que le commissariat n'a pas été détruit par un improbable
événement de type tremblement de terre, raz de marée à plus de trois
cent kilomètres du moindre bras de mer, ou tout autre catastrophe salvatrice…
Sore s'enfonce dans sa gabardine difforme, regarde ses chaussures naviguer
dans une flaque et se trouble des gouttes de pluie qui ruissellent sur
ses cheveux puis tombent sur son nez. Une petite fille découpée à la
hache… une invraisemblable collection de globes oculaires… des clochards
éventrés et précautionneusement rangés dans les containers de voirie…
Les tarés, dingues sanglants et assassins de tous poils associés à leurs
exploits prennent le dessus… Sore Ulik se transforme en marche d'escalier,
gris sur fond de ciel gris.
L'inspecteur
Jientaek connaît bien son bonhomme. Il sait qu'il trouvera le navire
échoué à mi-course dans les escaliers et hâte à travers l'esplanade
sa grande carcasse plus très jeune. Il trouve que le parapluie ralentit
sa progression.
Dévaler les quelques marches qui le séparent de Sore lui donne l'impression
de tenter un envol en parapente. Il s'immobilise doucement à ses cotés
et lui présente un paquet de clopes :
- Ca va ?
Sore hoche de la tête et maintient la clope d'une main un peu tremblante
alors que Fabian l'allume. Il tire quelques taffes et regarde un peu
autour de lui, comme si il se réveillait d'un sommeil profond. L'escalier,
le ciel par-dessus le parapluie, les yeux bleu marine de Fabian Jientaek,
vifs et perçants au milieu des rides… On dirait un vieux loup de mer,
se dit-il.
Jientaek regarde le jeune homme du coin de l'œil, jauge sa détresse
en expert, et est comme à chaque fois remué par une vague de sympathie
à son égard. Lui, quand il s'est battu pour entrer à la criminelle,
il savait qu'il transformerait sa vie professionnelle en un défilé de
monstruosités, un inventaire assez complet de la folie humaine ; mais
Sore… Comment être préparé à ce que vit Sore ? Il n'a pas choisi ce
qu'il est. Il s'en sort plutôt bien.
La
cigarette l'aide à refaire surface, maintenant que Jientaek est là,
Sore revient à des considérations plus raisonnées et ausculte machinalement
le fond des poches de sa gabardine. Il a un job à faire. Plus que ça.
Les autres ont un job, pour manger. Lui, a une fonction, sans raison.
Il est revenu de loin mais maintenant, il assume. A force de voir tous
ces cadavres, d'entendre tous ces cris, il avait failli basculer dans
la folie. On l'avait enfermé, et heureusement, il y avait cette activité
d'expression artistique à vocation thérapeutique, à l'hôpital. Il avait
commencé à dessiner, le médecin lui avait procuré du matériel. Il s'était
rééquilibré en jetant tout ça hors de lui. L'hôpital avait organisé
un vernissage. Ses toiles avaient eu un succès invraisemblable. On avait
fini par lui rendre sa liberté. Il a construit une vie, avec un travail
d'artiste, qui lui permet de manger. Ses rencontres avec Fabian, c'est
en quelque sorte sa source d'inspiration.
Non, c'est sa fonction, c'est ce pourquoi il existe. Le reste,
c'est de l'exorcisme, il sauve sa peau, rien de plus.
Il peint de l'abstrait violent et incisif.
Le contraire eut été étonnant.
Fabian
sent que Sore a repris le dessus. Son regard gris-vert c'est durci et
a pris un aspect métallique. Il est temps.
- On y va ?
- De quoi s'agit-il ?
Ils gravissent les marches en quelques pas et s'engagent sur l'esplanade,
de concert sous le parapluie-parapente.
- Viols suivis de meurtres, le tout en série : huit jeunes femmes depuis
deux mois… Il leur manque la main gauche. Fétichisme de cinglé je pense.
- Tout un programme.
- Comme tu dis.
- Des suspects ?
- Oui, sinon, je ne t'aurais pas appelé…
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Partie DEUX -
Commissariat.
Bruits de machines à écrire, de cris derrière des barreaux, devant les
barreaux aussi. Odeurs de café corsé ou de vieille sueur, selon les
endroits, exception faite des quelques mètres carrés dévolus à la standardiste,
envahis de patchouli. Atmosphère moite, agressive. L'inspecteur Fabian
Jientaek tire des bords dans cet univers qui lui est familier, avec
dans son sillage un Sore plutôt tendu : les murs mêmes de l'édifice
sont imprégnés… imprégnés de… de l'innommable ?
Toujours la même salle. La même que dans les films : celle avec le miroir
sans tain où les témoins doivent reconnaître le coupable. La seule différence,
c'est que Sore n'est témoin de rien mais qu'il reconnaît quand même,
infailliblement. Aucun poids devant un tribunal, mais cela permet aux
flics d'orienter leur travail : c'est bien plus facile de coincer quelqu'un
quand on est certain de sa culpabilité….
Sore s'assied sur la chaise que lui présente Jientaek et note d'un coup
d'œil circulaire un détail qui le fait sourire : la bassine déposée
dans un coin à son intention, au cas où…
Sore respire un grand coup et Fabian fait signe à un des ses collègues
: assez perdu de temps. Sore fait le vide et essaye de gérer le stress
qui monte en lui, la sueur lui dégouline déjà dans le dos quand de l'autre
coté de la vitre s'ouvre la porte et entrent les suspects, mélangés
à des flics. Sore retient son souffle et est prêt à subir l'insoutenable
présence, mais…
Rien.
Rien que cette tension incroyable dans tous ses muscles, due à son propre
stress. Il scrute la présence de ces gens à travers tous ses sens, mais
rien. Pas de cris, pas de douleur, pas d'images atroces, pas de sensation
de mort imminente… Il se tourne vers Jientaek qui a déjà compris : si
l'une de ces personnes avait été le tueur en série, Sore aurait été
trempé de sueur, blême, parcouru de tremblements et de convulsions avant
même que les suspects ne s'immobilisent face à lui. Rien que des innocents
ici. Plutôt bien pour Sore, qui fera une toile atroce de moins, pas
terrible pour lui, qui aura peut-être à ramasser quelques cadavres mutilés
de plus.
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Partie TROIS -
Léger,
presque joyeux, Sore retraverse le commissariat aux cotés de Fabian,
lui aussi soulagé de ne pas avoir cette fois ci à récupérer son étrange
collaborateur à la petite cuillère :
- Désolé inspecteur…
- Je t'offre un café… répond Jientaek en ponctuant ce commentaire d'une
tape affectueuse.
Jus
noir avec un gobelet autour. Sore sent ses muscles achever de se dénouer,
avec le stress en moins, l'atmosphère du commissariat lui semble moins
oppressante. Jientaek lui présente un collègue venu boire un café avec
eux :
- Sore Ulik, Xanthé Sillen, inspecteur à la crim'… Sore est…
- J'ai entendu parler de vous, Monsieur Ulik. Je suis au courant de
votre collaboration avec Fabian, mais je suis aussi un passionné de
vos peintures : je n'ai pas raté une seule de vos expositions…
- Vraiment ?
Un frisson parcourt Sore : il n'aime pas trop qu'on lui parle de ses
"œuvres", et ce Xanthé le met étrangement mal à l'aise.
- … Je trouve cette approche artistique de la criminalité tout à fait
intéressante…
Sore sent la sueur inonder son dos, une barre glacée dans ses reins…
Ce Xanthé a quelque chose qui cloche : en se concentrant sur Jientaek,
il sent un calme rassurant, il voit des erreurs et des succès, un peu
d'amertume et le soleil d'enfants, mais en se concentrant sur ce gusse,
il ne voit qu'une brume difforme tout à fait inhabituelle. Aucun moyen
d'appréhender sa personnalité ou son histoire.
- … ne pensez-vous pas, si on suit votre démarche jusqu'au bout, que
les tueurs en série pourraient se considérer comme détenteur d'une œuvre
artistique, un peu morbide et décriée de la société mais...
Jientaek, qui a noté chez Sore un regard qu'il connaît, s'inquiète un
peu et s'agite, il essaye de reprendre la conversation pour soulager
le jeune homme d'une interaction qui semble lui être pénible :
- Je ne savais pas que tu t'intéressais à l'art Sillen…
- Si, si, et d'ailleurs, c'est grâce à votre œuvre que j'ai eu le déclic,
je me suis lancé il y a peu dans la sculpture…
Sore essaye de rassembler ses esprits et d'analyser ses perceptions
: ce mec n'est certainement pas un déjanté, car les déjantés transpirent
leurs actes à plusieurs mètres à la ronde, y pensent sans arrêt… Il
y a chez cet homme quelque chose de plus complexe… Il crée un malaise,
mais impossible à identifier…
Quelqu'un l'appelle. Il prend congé. Il tend la main pour le saluer
en lui disant qu'il a été ravi de faire sa connaissance… Sore serre
la main et se concentre de toutes ses forces pour essayer de le percer
à jour à travers ce contact… A travers la brume, il voit…
Une sculpture. Inachevée. Faite de mains…. De main de femmes…
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Partie QUATRE -
Sore
a traversé le commissariat en courant et déboule sur l'esplanade. Il
lui faut un endroit où vomir, c'est urgent.
Jientaek
a eu du mal à démarrer aussi vite que Sore et débouche sur le perron
un peu essoufflé. Il s'immobilise en voyant que Sore a terminé sa course
au milieu de l'esplanade, auprès d'un palmier dont il est consciencieusement
en train de remplir le pot, sous un ciel toujours aussi gris.
Sore se redresse, reprends ses esprits et fait quelques pas dans sa
direction. Il semble hésiter et un coup de feu claque à l'oreille droite
de Jientaek. Sore s'effondre avec un cri. Jientaek dans la tempête vient
de comprendre et se retourne arme au poing : bout portant, épaule droite,
Xanthé Sillen est projeté dans la porte du commissariat, l'épaule disloquée.
Des flics commencent à sortir du bâtiment alors que Fabian entend Xanthé
dire dans un rictus de douleur :
- " Un imposteur qui crève,
un artiste qui va en prison,
et des dizaines d'autres qui poursuivent leur œuvre…
Jientaek
serre les dents et siffle "Pauvre timbré…" avant de s'élancer sur l'esplanade
devenue houleuse.
Il
prend Sore dans ses bras, Sore-aux-yeux-gris, et il sent à travers les
vêtements et la pluie une étrange douceur, un peu comme quand il portait
ses enfants, quand ils savaient tout juste marcher. Il soulève le pull
et regarde avec un pincement au cœur le T-shirt en train de se poisser
de rouge.
- C'est un drôle de navire, dans lequel je t'ai embarqué, aujourd'hui.
- Ne t'inquiète pas inspecteur, j'ai une vie pas très ordinaire où tout
le monde meurt, mais moi, je survis toujours.
Septembre 2000, Kaïs Linden.
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